éclairage littéraire #1 (Emmanuel Carrère)

« Il travaille sa respiration. Il est calme, concentré, présent à ce qu’il fait et à ce qu’il ressent. Il n’attend rien de particulier.

Et puis, sans crier gare tout s’arrête. Le temps, l’espace : pourtant ce n’est pas la mort. Rien de ce qui l’entoure n’a changé d’aspect (…) mais c’est comme si tout cela n’avait jusqu’à présent été qu’un rêve et devenait tout d’un coup absolument réel. Porté au carré, révélé, en même temps annulé. Il est aspiré par un vide plus plein que tout ce qui au monde est plein, par une absence plus présente que tout ce qui remplit le monde de sa présence. Il n’est nulle part et il est totalement . Il n’existe plus et il n’a jamais été à ce point vivant. Il n’y a plus rien, il y a tout.

On peut appeler ça une transe, une extase, une expérience mystique. (…) c’est un rapt.

Obscure clarté, plénitude du vide, vibration immobile, (…) le nirvana : le réel pur, sans filtre.

Alors de l’extérieur, on peut toujours objecter : oui, mais qu’est ce qui vous prouve que ce n’était pas une hallucination ? une illusion ? une contrefaçon ? Rien, hormis l’essentiel, c’est que quand on y a été, on sait que c’est pour de bon, que cette extinction-là et cette lumière-là ne s’imitent pas.

Ils disent autre chose encore : que quand on est happé, emporté, soulevé jusque-là, on ressent, pour autant qu’il demeure quelqu’un pour ressentir, quelque chose qui est de l’ordre d’un immense soulagement. Congédiés, le désir et l’angoisse qui sont le fond de la vie d’homme. Ils reviendront, bien sûr, car à moins d’être un de ces éveillés dont les Hindous affirment qu’il y en a un par siècle, on ne peut s’établir dans cet état. Mais on a goûté à ce qu’est la vie sans eux, on sait de première main ce que c’est qu’être tiré d’affaire.

Ensuite on redescend. On a vécu en un éclair toute la durée du monde et son abolition, et on retombe dans le temps. On retrouve le vieil attelage : désir, angoisse. On se demande : « Qu’est ce que je fais là ? » Alors on peut passer, (…), les trente années qui suivent à digérer, pensif, cette expérience incomparable. Ou on peut (…) écrire ceci : « J’attendais cela de moi. Aucun châtiment ne peut m’atteindre, je saurai le transformer en félicité. Quelqu’un comme moi peut même tirer jouissance de la mort. Je ne retournerai pas aux émotions de l’homme ordinaire. »

Extrait de « Limonov  » d’Emmanuel Carrère  (Editions P.O.L, 2011) pages 461-462-463 et 464

 

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