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La pensée bouddhique selon Claude Lévi-Strauss


Bien que ce texte (extrait de « Tristes Tropiques ») soit d’une approche difficile, il contient à mon avis les traits essentiels du chemin emprunté par l’aspirant bouddhiste.

« Qu’ai-je appris d’autres, en effet, des maitres que j’ai écoutés, des philosophes que j’ai lus, des sociétés que j’ai visitées et de cette science même dont l’Occident tire son orgueil, sinon des bribes de leçons qui, mises bout à bout, reconstituent la méditation du Sage au pied de l’arbre ? Tout effort pour comprendre détruit l’objet naturel auquel nous nous étions attachés, au profit d’un effort qui l’abolit au profit d’un troisième et ainsi de suite jusqu’à ce que nous accédions à l’unique présence durable, qui est celle où s’évanouit la distinction entre le sens et l’absence de sens : la même d’où nous étions partis. Voilà 2500 ans que les hommes ont découvert et formulé ces vérités. Depuis, nous n’avons rien trouvé, sinon – en essayant après d’autres toutes les portes de sortie – autant de démonstrations supplémentaires de la conclusion à laquelle nous aurions voulu échapper.
Sans doute, j’aperçois aussi les dangers d’une résignation trop hâtive. Cette grande religion du non-savoir ne se fonde pas sur notre infirmité à comprendre. Elle atteste notre attitude, nous élève jusqu’au point où nous découvrons la vérité sous forme d’une exclusion mutuelle de l’être et du connaître. Par une audace supplémentaire elle a – seule avec le marxisme -ramené le problème métaphysique à celui de la conduite humaine. Son schisme s’est déclaré sur le plan sociologique, la différence fondamentale entre le Grand et le Petit Véhicule étant de savoir si le salut d’un seul dépend ou non du salut de l’humanité tout entière.
Pourtant, les solutions historiques de la morale bouddhiste confrontent à une glaçante alternative : celui qui a répondu par l’affirmative à la question précédente s’enferme dans un monastère ; l’autre se satisfait à bon compte, par la pratique d’une égoïste vertu.
Mais l’injustice, la misère et la souffrance existent ; elles fournissent un terme médiateur à ce choix. Nous ne sommes pas seuls, il ne dépend pas de nous de rester sourd et aveugle aux hommes, de confesser exclusivement l’humanité dans nous-mêmes. Le bouddhisme peut rester cohérent tout en acceptant de répondre aux appels du dehors. Peut-être même, dans une vaste région du monde, a-t-il trouvé le maillon de la chaîne qui manquait. Car, si ce dernier moment de la dialectique menant à l’illumination est légitime, alors tous les autres qui le précèdent et lui ressemblent le sont aussi. Le refus absolu du sens est le terme d’une série d’étapes d’un moindre sens à un plus grand. Le dernier pas, qui a besoin des autres pour s’accomplir, les valide tous en retour. À sa manière et sur son plan, chacun correspond à une vérité. Entre la critique marxiste qui affranchi l’homme de ses premières chaînes – lui enseignant que le sens apparent de sa condition s’évanouit dès qu’il accepte d’élargir l’objet qu’il considère – et la critique bouddhiste qui achève la libération, il n’y a ni opposition ni contradiction. Chacune fait la même chose que l’autre à un niveau différent. (…). Les étapes franchies ne détruisent pas la valeur de celles qui les préparent : elles la vérifient.
En se déplaçant dans son cadre, l’homme transporte avec soi toutes les positions qu’il a déjà occupées, toutes celles qu’il occupera. Il est simultanément partout, il est une foule qui avance de front, récapitulant à chaque instant une totalité d’étapes. Car nous vivons dans plusieurs mondes, chacun plus vrai que celui qu’il contient, et lui-même faux par rapport à celui qui l’englobe. Les uns se connaissent par l’action, les autres se vivent en les pensant, mais la contradiction apparente, qui tient à leur coexistence, se résout dans la contrainte que nous subissons d’accorder un sens aux plus proches et de le refuser aux plus lointains ; alors que la vérité est dans une dilatation progressive du sens, mais en ordre inverse et poussée jusqu’à l’explosion.
En tant qu’ethnographe, je cesse alors d’être seul à souffrir d’une contradiction qui est celle de l’humanité tout entière et qui porte en soi sa raison. La contradiction demeure seulement quand j’isole les extrêmes : à quoi sert d’agir, si la pensée qui guide l’action conduit à la découverte de l’absence de sens ? Mais cette découverte n’est pas immédiatement accessible : il faut que je la pense, et je ne puis la penser d’un seul coup. Que les étapes soient 12 comme dans la bodhi (l’Eveil) ; qu’elles soient plus nombreuses, qu’elles le soient moins, elles existent toutes ensembles et, pour parvenir jusqu’au terme, je suis perpétuellement appelé à vivre des situations dont chacune exige quelque chose de moi : je me dois aux hommes comme je me dois à la connaissance. L’histoire, la politique, l’univers économique et social, le monde physique et le ciel même m’entourent de cercles concentriques dont je ne puis m’évader par la pensée sans concéder à chacun une parcelle de ma personne. Comme le caillou frappant une onde dont il annelle la surface en la traversant, pour atteindre le fond il faut d’abord que je me mette à l’eau ».

« Tristes Tropiques » de Claude Lévi-Strauss ( p 493-495) coll Terre Humaine/ Pocket – Plon , (1955)

 

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