Ce que je n’ai pas dit – Culture philosophique et effet méditatif

L’observation du réel montre que toutes les choses – les étoiles comme les fleurs- sont impermanentes, changeantes. Reconnaître que la substance de toutes les choses est en perpétuelle changement c’est affirmer qu’aucune n’a de substance propre et permanente et par conséquent qu’aucune n’a d’identité propre. Si les choses n’ont pas d’identité propre, comment pourrait-on les saisir et surtout comment pourrait-on agir dans le monde ? Quelle essence pourrait-on saisir pour dire «  cette fleur existe », ou « donne-moi cette fleur » ? Comment pourrait-on dire « je suis ceci » ?

L’esprit nous rapporte une interprétation du monde, variant selon les conditions. On peut alors se demander si cette représentation est proche de la réalité, si l’esprit est un moyen valide de connaissance du réel. Mais si l’esprit est notre prison, si l’illusion est la règle, l’Homme, cet animal muni des sens et de la raison, peut-il savoir ? L’Homme a-t-il la capacité de savoir ?

Ces questions sont celles qui fondent la philosophie grecque – philosophie qui formate encore aujourd’hui le mode de pensée de la culture occidentale. Nous sommes les héritiers d’une tradition grecque qui prend naissance au VIème s Av JC, quand Thalès donne une description de la nature au travers d’une explication scientifique plutôt que mythologique : le tonnerre n’est plus la colère des Dieux, mais le résultat de conditions environnementales. L’observation et l’analyse deviennent les piliers de la connaissance. Thalès ouvre une voie qui transformera profondément la société occidentale, puisque l’homme pourra connaitre la réalité du monde en utilisant habilement sa capacité à conceptualiser- le monde et la pensée du monde pouvant alors se recouvrir parfaitement –

Après lui, Héraclite (fin du VIème s av JC) est le premier à remarquer que les choses sont mutables, impermanentes, précisant que « nul ne peut entrer 2 fois dans le même fleuve » – puisqu’ à chaque instant l’eau et les conditions du fleuve sont différentes. Enfin Socrate (Vème Av JC) recherche une définition pouvant capturer l’essence des choses, des vertus : qu’est ce que la justice ? qu’est ce que le courage ? Il définira, par exemple, l’homme comme étant un « animal raisonnable ».

Platon (IVème s Av JC) est le véritable fondateur de la philosophie occidentale. Reconnaissant lui aussi le caractère mutable des choses, il cherchera à savoir ce que peut être la science si les objets sont toujours mobiles ? Comment connaitre si les choses sont dénuées d’un élément stable que l’on peut identifier ? Il considérera que nos sens nous permettent de capturer une réalité des objets, et donc de connaitre.

Il postule la théorie des « formes platoniciennes » : les objets de la réalité sont, pour lui, des copies de formes qui existent en elles même dans une dimension qui leur est propre. Il considère que les sens nous permettent, en les arrêtant, de voir les objets (de la réalité) en mouvement constant et qu’il est donc possible de connaitre en se référant au sensible. On peut s’élever du sensible à l’intelligible.

Enfin, Aristote (IVème s Av JC), réfute Platon et ses « formes platoniciennes », il conteste la séparation entre la réalité et le sensible, et postule pour le « concept », appelés parfois «universel » par opposition à l’objet réel appelé « singulier réel ».

La vision d’Aristote est celle qui prévaut encore aujourd’hui dans la tradition occidentale, centrée sur le principe de l’être (de l’essence, de la substance) liant l’aspect du concept et l’aspect de la chose en soi (qu’il définit) – c’est-à-dire plus simplement que le concept (l’universel) peut saisir et vérifier la réalité des choses (le singulier réel), l’esprit devenant donc  un moyen d’une connaissance valide.

En affirmant au cours des deux siècles qui séparent Thalès d’Aristote, que nos sens nous permettent de savoir et que le concept peut rendre compte de la réalité du monde, la philosophie occidentale bascule d’une vision naturaliste et mythologique du monde à une observation et une compréhension raisonnée. Notre vision contemporaine est toujours fondamentalement marquée par cet héritage grec, et aujourd’hui encore nous considérons que nos sens nous rendent compte fidèlement de la réalité du monde, tout comme l’esprit est considéré comme un moyen de connaissance juste.

Mais les observations soulignent certains paradoxes avec ces vérités philosophiques. Les fleurs comme les étoiles naissent puis disparaissent au cours d’un cycle où elles ne sont jamais 2 fois exactement les mêmes ; le corps comme toute autre matière se dégrade d’instants en instants. Or l’esprit ne prend jamais en compte ce caractère changeant : une fleur reste une fleur, qu’elle soit naissante ou décrépie, malgré l’évidente différence de son apparence. Le mot « fleur » est un concept et bien qu’Aristote postule pour la capacité du concept à rendre compte de la réalité, l’observation montre que le concept ne rend pas toujours fidèlement compte de la réalité telle qu’on peut l’expérimenter.

La fleur existe bien, mais le concept fleur ne rend pas compte de la nature de cette fleur. La culture occidentale a si étroitement « collé » le concept à la chose qu’il définit, que depuis,  notre esprit ne fait plus la différence entre le concept et la chose qu’il définit, les deux ont fusionné pour ne plus faire qu’un. Disons plutôt que l’esprit passe de l’un à l’autre sans que nous nous en rendions compte – de la fleur à l’idée de la fleur – tout en leur accordant la même signification. La méditation vient explorer le lien entre le concept et la chose en elle-même, elle étire ce lien jusqu’à « séparer» le concept de la chose qu’il définit – séparer la fleur de l’idée de la fleur- séparer le monde de l’idée du monde.

C’est l’expérience de cette séparation au cours de la méditation qui procure un sentiment intense de liberté et d’espace. Et parfois plus.

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