Episode 7 – La photo

Au cours des dernières semaines mon parcours a été jalonné de « moments de compréhension » d’une intensité sans pareille, émergeants le plus souvent de l’observation la plus simple. Mais comme je l’ai déjà dit, il est indispensable de ne rien attendre pour que tout arrive, c’est la condition subtile face à laquelle est confronté le méditant à chaque instant.

Il est nécessaire de garder une position d’équilibre quand les ressentis sont extrêmes, obligeant le méditant à devenir un funambule sur le fil des passions. Mais parfois le souffle du désir et de l’aversion sont si grands que la chute est presque inévitable, une chute vertigineuse et douloureuse depuis les sommets sublimes de la méditation. Une chute qu’il me faudra faire les yeux grands ouverts pour ne jamais cesser d’apprendre, et dont l’onde de choc se propagera sur plusieurs jours.

Rappel : les extraits de mon carnet de méditation sont écrits en noir et en italiques.

29 jours

16h00

La journée est marquée par une très forte colère, de l’aversion, un bouillonnement ininterrompu avec lequel j’ai éprouvé de grandes difficultés, car je ne cessais de m’y impliquer. Doutes, tensions, angoisses. Il a fallu faire face à de nombreuses heures de colère, au cours desquelles  la lassitude renforce les mouvements d’implications et affaiblit la vigilance. La vigilance étant le seul moyen de dénouer la difficulté. (…)

A force de s’impliquer dans l’agitation de l’esprit et de serrer contre soi les ressentis, on décuple leur intensité tout comme on finit par se brûler quand on serre trop longtemps un plat trop chaud. La médiation permet de poser les ressentis, il n’est plus nécessaire de les « tenir » pour les comprendre, il n’est plus nécessaire de se brûler pour savoir que « ce plat est chaud ».

La méditation révèle la nature des objets observés mais aussi le lien que l’on tisse avec eux, et cette distinction est essentielle à la progression de la compréhension.

Il m’a fallu longtemps pour comprendre que la difficulté tenait aux liens que je continuais d’entretenir avec ces objets (cette colère). Du coup, en lâchant prise, doucement mais sûrement la tension baisse

S’ INTÉRESSER AU LIEN AVEC L’OBJET, PAS A L’OBJET

30 jours

La journée a été difficile, car j’ai « hérité » d’un esprit résistant, taché de colère et glissant peu à peu vers une certaine lassitude, qui par certains aspects, ressemblait un peu à une forme de déprime.

La répétition des mêmes expériences difficiles est fatigante. C’est ce que donne à croire l’esprit, mais Sayadaw (le Maitre de méditation et de ce centre) rappelle à ceux qui se croient usés par la répétition qu’ils n’ont pas remarqué qu’il n y avait jamais deux instants identiques !….Il est fatiguant en tout cas de maintenir une attention continue.

Quoi qu’il en soit, au cours de la dernière heure, j’assiste à un basculement complet de l’esprit vers la joie. Ce basculement paradoxal montre la nature volatile et inconstante de l’esprit : il n’y a pas de différence réelle entre ces mouvements de colère et cette joie (ce ne sont que des états d’esprit).

Seules les implications du « je », du « moi », du « je vis… », du « je sens » créent l’illusion d’une différence, et par conséquent conditionnent les sensations ressenties (agréable ou désagréables selon qu’il s’agit de joie ou de colère)

Fais confiance à la Voie empruntée plutôt qu’à ce que l’esprit en dit !

Au risque de me répéter, c’est essentiellement la façon que l’on a de saisir les choses (de l’esprit) qui fait la différence, et non leur propre nature. Quand cette compréhension mûrit, il n’y a plus d’expériences faciles ou difficiles mais juste des expériences, et la méditation développe cette qualité que l’on nomme équanimité.

20h00

De l’absence de différences entre les expériences, nait l’équanimité – le mot de fin de soirée.

Ps : Cela fait un mois aujourd’hui ! Fêté à la source d’une profonde équanimité

31 Jours

La première partie de l’après midi a été très riche d’enseignement, puisque la transition brutale (d’hier) de colère à joie à fait école, elle m’a vraiment « dégoûté » (au sens de l’absence de gout) et désintéressé des états d’esprit. A force de voir le même film, il finit par perdre son intérêt.

Depuis plusieurs semaines, j’avais envie de prendre une photo du Dhamma Hall (Hall de méditation), de cet espace feutré où sont disposées des moustiquaires individuelles qui me donnaient parfois l’impression de méditer dans un cocon, comme une chrysalide attendant de devenir un papillon Bouddha. En fin d’après midi, quelques rayons du soleil couchant traversaient cette pièce et j’avais remarqué qu’ils se rapprochaient chaque jour un peu plus de ma place. Je voyais déjà cette photo où les rayons du soleil viendraient frapper le voile de ma moustiquaire, rendant une lumière presque irréelle. Je connaissais déjà le titre de cette photo « les hommes naissent dans des cocons ( et non dans des choux) ». Ce 31 ème jour, jour du solstice d’hiver, fut pour moi le jour idéal et mon attente pour cette photo allait être récompensée. Je savais tout, j’avais tout calculé, mais je n’avais pas vu s’installer sournoisement l’envie et le désir, je n’avais pas vu ces souillures gagner progressivement chaque jour plus de place au cœur de ma pratique de la méditation. Et la simple prise de cette photo allait déclencher une réaction surdimensionnée et douloureuse en libérant les « bêtes » tapies dans l’ombre.

Cet équilibre aurait pu durer sans la grosse erreur de la photo. En effet, après plusieurs jours d’attente, rompant négligemment l’installation de cette équanimité, j’ai réalisé des photos dans un lieu où la retenue est reine (le Hall de méditation).

 

 

Et bien, c’était une erreur, car j’ai cassé un équilibre fragile atteint à la force du travail, pour laisser jaillir un geyser de peur et d’angoisse. Pendant la méditation suivante, palpitations, hypersalivation, contractures, tremblements faciaux. A cet instant, j’avais gâché ma vie et plus jamais je ne m’approcherai du Dhamma (l’enseignement du Bouddha). Bien sur, je me suis rappelé de ne pas croire l’esprit (TRUST THE WAY  NOT THE MIND), mais la violence m’a perturbé et me perturbe encore, au même titre que les grandes colères d’il y a deux jours.

Beaucoup à apprendre quant à cette expérience, et si elle me laisse le goût (l’illusion ?) d’un élan gâché, elle renforce ce même « dégoût » pour les variations brutales de l’esprit. D‘ailleurs, avant la photo et ses conséquences, je me suis rappelé une expression d’Ajahn Sumedho (un moine et un grand enseignant) concernant les progrès sur la Voie, qui comparait cette perte de goût pour les jeux de l’esprit à une lente déprime bénéfique ( SLOW NERVOUS BREAKDOWN )

Cette expression ironique illustre le désintéressement pour les états d’esprit, la perte progressive de l’attraction qu’ils exercent naturellement.

Mais l’esprit est un vrai papier collant pour les élans malhabiles.

TRUST THE WAY NOT THE MIND, et évite les erreurs grossières !!

32 jours

10h00

Je suis toujours perturbé (comme ma nuit), mais il y a plus d’espace et un grand travail m’attend !

16h00

La journée a encore été marquée par la force de ses obstacles, déclenchés par la prise de photo en plein élan de compréhension. Par leur forme obsédante et quasi continue, ces sensations de poitrine oppressée, de nœuds viscéraux, provoquent une certaine usure. (Nourrissant une profonde aversion pour cet état).

Mais vers 15h00, les choses changent, une compréhension du pourquoi s’affiche. Et là, c’est du frontal !

Je me rends compte d’abord que la colère, l’aversion (décrites il y a quelques jours) sont toujours présentes, soient plusieurs jours de présence continue. Cette aversion, cette colère ont jailli à nouveau parce que « CE MOI IDEAL MEDITANT DANS UN MONDE IDEAL » a été perturbé par les conséquences de la photo. Une blessure d’un égo avide.

C’est une compréhension uppercut ! J’en reviens à ce que j’ai dit il y a longtemps, rappelant que font surface ici les intentions avec lesquelles je suis venu, et pour ma part il y a beaucoup d’envie, et surtout celle de vivre « un idéal idéalement ». J’ai construit un monde de Disney en Birmanie où je suis le héros costumé, pourfendeur de l’illusion, révélateur de la grande Vérité et donneur de leçon au bon cœur.

Un « monde idéalisé » renversé par une simple photo, mais une photo (et l’agitation qu’elle a suscitée) que l’esprit préférait haïr plutôt que de renoncer à l’illusion dans laquelle il se délectait. Je suis également frappé à la relecture de ces passages par cette colère qui se déverse jusqu’entre les lignes, pour ensuite se retourner contre moi.

C’est assez « bas », mais c’est la nature de mon esprit (pas sa nature entière quand même !). Il n’y a pas de honte à cela, encore faut il le reconnaitre. Je ne me sens pas coupable, mais je regrette de ne pas l’avoir vu plus tôt, mais c’est ainsi que l’on apprend parfois.

La méditation met en lumière ce qu’on voudrait parfois ne pas voir et sa progression rencontre aussi les limites de Narcisse, ce dernier usant de tous les stratagèmes pour préserver son monde. Si le voile était tombé ici, je supposais qu’il se formerait ailleurs mais j’espérais que cette mise en lumière me permettrait de mieux y faire face.

La photo n’est qu’un épiphénomène qui se cachait dans un plus grand. La violence de ma réaction, cette difficulté (n’apparaissant probablement pas ici à sa juste hauteur …) montrent à quel point une énergie considérable est utilisée pour maintenir tous les artifices et préserver ainsi le Soi que l‘on s’est choisi.

Fais confiance à la Voie empruntée plutôt qu’à l’esprit  (TRUST THE WAY NOT THE MIND)

SE PORTER AU DELÀ DES LIMITES DU SOI.

En lisant mon carnet, je suis surpris par le silence sur la grande nouvelle du jour : Aujourd’hui, c’est noël !

33 jours

21 h30 sortie d’entretien avec Sayadaw

La colère ou l’agitation ne sont pas le problème, elles sont naturelles, c’est le lien que l’on tisse avec elles qui en est un.

Aujourd’hui, il y a une nette amélioration, l’esprit reprend son travail malgré quelques points de tension corporelle difficilement explicables. Mais j’assiste parfois au retour du « slow nervous breakdown » : un détachement, une perte de goût et non d’intérêt pour tous les phénomènes, un désenvoutement présenté ironiquement comme une lente déprime. C’est ce que j’appelle aujourd’hui, « la fin de l’époque des moments fabuleux ou extatiques». Cette époque que je « regrette » et que mon esprit cherche à regagner, créant une profonde culpabilité quant à la photo.

Selon les mots de Sayadaw, ce qui était un échec est peut être une réussite. En effet, il se peut que l’esprit aime les grands sauts d’émotions plutôt que l’équanimité où tout devient d’importance égale. Il se pourrait que ces manifestations que je ne comprends pas toujours proviennent d’une lutte de l’esprit pour réanimer un contexte plus bouillonnant. Ce contexte peu émotionnel est celui sur lequel la vérité s’appuie, et non un échec par absence de sensationnel.

Cette note (dans le cahier) est un peu décousue car je ne survole que partiellement cette journée, mais il est tard. Mais la seule chose qui soit sûre.

TRUST THE WAY, NOT THE MIND

Je précise aussi qu’il est probable que les mots d’hier aient été finalement un peu durs. Je ne sais pas trop, mais je suis sur une voie intéressante, pas si éloignée de la Voie il semblerait.

La fin des moments sensationnels  et le retour à cet équilibre me rappellent à quel point  la nécessité d’apprendre est le premier intérêt, car seule la connaissance peut être utile et « conservée », contrairement aux moments extatiques.

Beaucoup de questions et de champs à investiguer- ECHEC ou REUSSITE ? Quoi qu’il en soit : Fais confiance au Chemin (TRUST THE WAY)

34 jours

Il me faut d’abord revenir sur l’épisode dit de « la photo ». Cette expérience a déclenché un processus me mettant dans le rouge et probablement pas si loin du court-circuit cérébral. Persuadé d’être proche d’une révélation que cette tension m’aurait fait manquer, j’aurais pu garder ancrer très profondément le souvenir d’un échec. (…) Mais ce n’est qu’une cavalcade de l’esprit, pas un problème de photo

Il me faut cependant être honnête et reconnaitre qu’encore aujourd’hui, après plusieurs mois, je suis toujours troublé par le souvenir de cette expérience. Et bien que j’en comprenne les principaux ressorts, mon esprit garde en mémoire la blessure vive d’une frustration, celle d’une expérience fabuleuse qu’il n’aurait pas réussi à saisir. Ces moments dévoilent le fantasme de mes ambitions, celles qui auraient fait de moi un Bouddha. En les perdant, je ne pourrai jamais devenir cet être exceptionnel, et je devrai toujours me contenter d’être Guillaume. Cette perte fut un vrai déchirement, et il n’y aura pas d’échappatoire magique ou mystique à ma condition humaine, mais seulement un long et patient travail de compréhension. Cela peut prêter à rire, mais c’est un constat difficile à faire quand on vit des expériences aussi fortes, accompagnées immanquablement de toutes sortes d’envies : d’envies de réalisations, de dépasser sa simple nature.

C’est un rêve dont la perte fut d’autant plus douloureuse que l’esprit s’y était attaché, et il m’aura fallu exactement 135 jours pour le comprendre. C’est dire à quel point j’y étais attaché… Et quand je relis ces notes, je vois mieux la souffrance d’un fantasme perdu ainsi que les jeux subtils de l’ego, je suis juste surpris de le découvrir si simplement, maintenant, au fil de l’écriture de ces quelques lignes. Mais je sais aussi que la perte des illusions est indispensable à celui qui veut apprendre et découvrir le plus justement possible.

Mais revenons à aujourd’hui. Et bien oui, une grande équanimité s’abat sur moi – l’équanimité revient à voir les objets de façon égale, avec détachement et sérénité – elle naît effectivement d’une sorte de dégoût (absence de goût) pour les sauts d’un extrême à l’autre de l’esprit (et des souffrances qu’ils entretiennent). Il s’agit bien d’un SLOW NERVOUS BREAKDOWN (une sorte de lente déprime, de lente dépréciation des jeux de l’égo).

Je suis d’un grand calme, et, je vois les objets (de méditation : pensées, sensations, bruits, ..) apparaitre et disparaitre, sans me préoccuper ni de leur contenu, ni de leur présence. Qu’ils soient présents ou non ne fait aucune différence, ils sont en arrière plan et je n’ai aucun effort à faire pour qu’ils y restent. Je vois le monde et les objets s’agiter autour et à l’intérieur de moi, mais aucun ne suscite d’attachement (aucun ou presque aucun). On pourrait parler du MERVEILLEUX DESENCHANTEMENT car il s’agit des premiers pas d’un homme libre, libre des aliénations propres aux attachements.

Mais ces premiers pas sont perturbants. D’abord ils signent la fin des moments fabuleux, mais surtout ils signent (aujourd’hui) la fin des passions dans lesquelles l’esprit aime tant patauger. Et de façon surprenante, il y a une certaine aversion pour cet état, car c’est comme si on avait enlevé à un enfant ses plus beaux jouets, et je vois parfois apparaitre l’ennui et l’envie de formes plus passionnées.

C’est le premier jour (d’une si grande équanimité) et je sens pour la première fois  sous chacun de mes pas une liberté incomparable. Il y a donc un sentiment de désarroi pour cet enfant ayant perdu ses jouets mêlé aux avant-gouts d’une réalisation importante. Une liberté présente mais non consommée.

Malgré une légère perturbation,  je n’ai jamais été aussi proche de ce à quoi mène cette aventure, j’y suis sûrement déjà un peu, mais l’esprit s’accroche encore un peu à ses anciens repères. Ainsi, aujourd’hui, j’ai brisé quelques chaînes dont « l’esclave tout juste affranchi» se souvient avec nostalgie. Mais cette journée est surtout marquée par le sceau de la liberté et du goût pour le moment présent. Je souhaite à tout le monde de pouvoir marcher et sentir sous le contact de ses pieds nus au sol, la trame du moment présent et ce profond souffle de liberté.

La simple prise de cette photo a libéré des réactions dont je me croyais protégé, révélant dans la souffrance à quel point j’étais parfois aveuglé par mon ambition de réalisation personnelle. Et il m’a fallu beaucoup d’énergie et d’efforts pour accepter d’être un simple être humain plutôt qu’un presque-Bouddha. Mais en renonçant aux fantasmes, en renonçant à l’illusion des mes ambitions, en délaissant l’idée de Soi, en comprenant mieux la nature de ces souffrances, j’avais fait un nouveau pas sur le chemin de la sagesse. Alors que je me croyais fini, j’en sortais grandi, comme désenvouté et je marchais enfin, à chaque instant, d’un pas libéré des ambitions de l’égo.

Chaque jour passé est une victoire pour ma libération


La suite au prochain épisode …


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