Episode 12 – Entre ici et dehors

Chaque nouvelle journée me rapprochait désormais du moment où il me faudrait passer la grille et ne plus me retourner. J’allais devoir laisser derrière moi ce refuge qui fut si propice à la découverte de nouveaux espaces de liberté, des espaces conquis pas à pas, avec  patience et détermination. Il m’aura fallu beaucoup de temps pour ne plus être envouté par les jeux et les trames de l’esprit, pour déchirer les voiles de l’illusion et enfin pouvoir porter mon regard tout simplement au delà de mon égo. Je voyais alors à quel à quel point chaque instant portait en son cœur une richesse incroyable – « au milieu de chaque instant coule une rivière » épisode 8 – Le grand désenvoutement. Je ressentais le souffle d’une liberté plus vaste que mes rêves, j’étais touché par la lumière d’un sens qui éclaire encore aujourd’hui ma vie. J’avais vu aussi à quel point l’esprit pouvait facilement se couvrir du voile d’une profonde souffrance semblant parfois sans issue.

Alors écrire ici, c’est aussi rappeler à tous ceux qui connaissent ces souffrances que le monde est plus grand que ce que l’esprit en dit ou en voit. Il y a bien plus de portes ouvertes que de cul de sac.

Mon aventure là-bas reposait sur des conditions très particulières et je savais qu’à l’instant même de ma sortie, le monde reviendrait frapper (ou tambouriner) à la porte de mes sens. Au cours de cette dernière semaine au centre, l’idée du départ prenait forme progressivement ; en devenant de plus en plus réelle elle entrainait dans son sillage une nouvelle agitation : j’étais tiraillé entre le désir de poursuivre cette aventure méditative et l’envie d’une nouvelle aventure au cœur de ce pays dont le chemin me rapprocherait chaque jour de ceux que j’aime.

Rappel : les extraits de mon carnet de méditation sont écrits en noir et en italique

46 jours

Entre ici et dehors, ballotté au cœur du changement j’arpente chaque instant entre l’envie et l’aversion. L’envie de partir nourrie par la fatigue, l’envie de rester tant il me reste à apprendre, l’envie de voyager et de certains plaisirs, l’envie de retrouver mes proches et de raconter cette aventure. L’aversion pour ce système moderne qui asservi les hommes et violente ceux qui essaient de vivre autrement, l’envie de redresser la tête face aux illusions (les miennes comme celles qu’on tente de nous vendre). L’envie d’etre encore plus libre, la crainte des difficultés à venir, la peur de ne pas y arriver, l’espoir que ce souffle (de liberté) guide mes pas.

Je crois que j’ai appris ici à passer au travers des conditions changeantes, et je suis sur de pouvoir « trouver » encore mieux ceux que j’aime. Je n’ai plus peur (aujourd’hui) des ombres de mon égo et c’est autant d’obstacles qui tombent. J’ai bien conscience que les sollicitations extérieures vont retendre un esprit apaisé, mais je ne vais pas oublier qu’au creux de chaque instant coule une rivière qu’aucun obstacle ne peut arrêter, synonyme d’une liberté sans limite que je serai fou d’oublier.

Pendant longtemps les ombres furent repoussées par la lumière de la médiation et de l’attention, mais lors de ces derniers jours, la préparation du départ, la fatigue, fragilisaient ma vigilance. Je voyais resurgir les anciens jeux d’un esprit agité. Je devenais alors acteur de ma propre agitation plutôt que spectateur. Je saisissais tout ce qui se présentait à l’esprit comme étant vrai,  et je mesurais encore plus clairement à quel point l’esprit peut être une prison.

47 jours

10h15

Quel dégoût !

La matinée a été tumultueuse, plongée dans la torpeur, puis ensuite dans l’aversion et l’agitation.

La fatigue affaiblit ma vigilance et un certain mal-être apparait.

En m’attachant à toutes ces pensées (réalistes ou fantasmées),elle deviennent miennes et vraies. Avec l’agitation, elles deviennent lourdes et douloureuses, parfois envahissantes au point de donner parfois l’impression qu’elles sont mon seul horizon, c’est-à-dire les murs de ma prison.

J’ai fini ces quelques heures matinales avec un profond dégoût, non pas pour la nature de mon esprit mais pour l’attachement à sa nature. Car je vois dans l’attachement à ces pensées  les conditions (et les mécanismes) de toutes les souffrances. Je me vois souffrir pour une simple idée sans substance, mais que j’alimente d’instant en instant. Je vois ce jeu de dupe où l’esprit se couvre de ses illusions. Mais comment ne pas y croire si c’est la seule chose que l’on voit ?

Je suis en colère. Je vois toutes ces vies brouillées, sapées par les voiles d’un esprit devenu le seul horizon. Je vois comment toutes nos inspirations peuvent nous glisser des doigts à la vue des premières ombres. Je vois la disproportion entre les capacités qu’offre l’esprit et ce que nous en faisons. Ces voiles de l’esprit nous réduisent à l’esclavage et nos illusions sont nos maîtres. Nous sommes nos propres prisons, geôliers et taulards à la fois.

Il est temps de se révolter non pas contre l’esprit, mais contre l’attachement à nos illusions. Le monde est infini à celui qui sait se porter au delà de ça, au delà de Soi.

REVOLUCION

Seule l’aspiration à la liberté nous protège. Cette liberté ne signifie pas se couper du monde et de ses contingences, ni de s’isoler, mais plutôt de lever les yeux pour voir enfin le monde.

OSER

16h45

Encore colère et agitation, renforcés par la frustration de ne pouvoir « obtenir » des états méditatifs subtils

19h45

La journée se termine en douceur, je retrouve plus d’espaces et donc une plus grande facilité à l’attention. Depuis la grande fatigue et jusqu’à ce jour, j’avais réduit « la charge méditative » et donc pour sa première grande journée complète, mon esprit réagit bien. La date de départ est fixée aujourd’hui (dans 5 jours), au lendemain de mon prochain entretien avec Sayadaw. Alors, encore un peu de travail, en DOUCEUR

48 jours

20h00

Retour dans la profondeur et la sérénité. Mais pas envie de parler, préfère rester dans cette humeur, et puis raconter à nouveau un énième revirement, pour finir par conclure qu’il n’y a aucune différence entre les bonnes et les mauvaises expériences … déjà fait !

Le Dhamma Hall (le Hall de méditation) était entouré d’arbres qui servaient de refuges à une multitude d’oiseaux. Les journées du méditant étaient donc accompagnées de chants multiples dont le rythme et l’intensité variaient selon la course du soleil. Parmi ces oiseaux, j’avais cru remarquer une espèce particulière proche des mainates, ces oiseaux parleurs capables de reproduire une foule de sons étranges et de les agencer en phrases longues et répétitives. Un oiseau qui ne cessera jamais de me surprendre :

Juste un mot pour ne pas oublier ces fameux oiseaux, qui j’en suis sur, ont été dressés pour reproduire le bruit d’un appareil photo . A chaque fois que je les entends, j’ai la sensation désagréable que l’on me prend en photo à mon insu (appréhension étrange)

49 jours

20h00

Je n’avais pas vraiment envie d’écrire. Je crois que j’en ai déjà dit beaucoup. Je passe cette journée dans la sérénité et la paix, non pas une paix euphorique mais une paix simple où tout peut prendre sa place. Ce n’est pas une paix immaculée mais une sensation profonde et légère à la fois. Je crois que je pourrai rester encore car les jours difficiles sont passés, et bien qu’il me manque un peu de zèle, il me reste assez de motivation et d’énergie pour mener à bien d’autres journées méditatives.

Je pourrai rester mais ce n’est pas mon choix.  Bien que je ne semble pas être tenté par la voie monastique, je comprends mieux les conditions nécessaires à progression sur la voie du Dhamma (l’enseignement du Bouddha) : l’absence de biens réduit les attachements à la propriété, l’absence de préoccupation pour la fourniture des 4 nécessités (vêtements, logement, nourriture, soins médicaux) réduit également l’inquiétude du devenir, l’absence d’échéance mettant fin à l’idée du temps qui passe et à l’idée d’un terme pour la réussite. Je comprends mieux le sens de cette voie quand je repense aux attachements et empêchements que j’ai rencontré ici. Mais à ce jour, je tiens à rester dans la vie de ceux que j’aime tout comme je tiens à ce qu’ils restent présents dans la mienne, et à C. Je ne sais pas ce que sera l’avenir, j’espère qu’il sera juste : effort juste, compréhension juste, attention juste, moyens d’existence justes, amour juste.

Hormis quelques points de tension corporels dus au passage d’un grande vague d’angoisse cette après-midi, je vais très bien. Ces scories d’angoisses ne sont pas un problème, mais même après 2 mois, il est difficile de toujours comprendre qu’il n’y a rien à gagner ou à perdre sinon toujours plus de sagesse. Quelque soit le mouvement de l’esprit ou du corps, C’EST SON MOUVEMENT NATUREL, C’EST SA NATURE, SON JOB. Sayadaw U Tejania dirait « The mind do his job, that’s all – l’esprit fait son travail c’est tout!

IL N’Y A RIEN A Y CHANGER, JUSTE A LE COMPRENDRE.

 

La suite au prochain épisode …

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