Episode 11 – Au delà de la fatigue

Les efforts consentis aux cours des dernières semaines semblaient peser chaque jour un peu plus. Mais comment pourrait-il en être autrement quand on oublie le sens du mot « modération » ? Cette fatigue n’était heureusement pas un obstacle insurmontable, elle m’obligeait surtout à devenir économe et à me concentrer simplement sur l’essentiel : mon aspiration à la liberté. Depuis longtemps les voiles de l’illusion étaient tombés pour révéler un espace incroyablement riche de sens où je puisais la force d’aller toujours plus loin et les connaissances acquises au cours de cette aventure furent une aide indispensable quand il s’agissait de comprendre et de dépasser les obstacles.

Du coup, je ne perdais jamais ce contact presque physique avec cette vérité qui repose au creux de chaque instant. « Cette vérité sans mot pour la cerner, une vérité silencieuse et essentielle, mais dont la présence ne fait aucun doute » (épisode 10 – Comment la vérité s’installe). Cette indéniable présence était une ressource inépuisable, agissant comme un phare au milieu des brumes, elle me guidait d’instant en instant et confirmait surtout la justesse de ma quête : je ne marchais pas sans but mais toujours à la lumière de cette vérité.

La fatigue et l’idée du retour, chaque jour plus précise, n’entamaient en rien la richesse portée par chaque instant, pas plus qu’ils ne sapaient ma motivation.

Rappel : les extraits de mon carnet de méditation sont écrits en noir et en italique.

43 jours

11h30 Ca sent l’amorce de fin !

La procédure pour réserver le billet retour va peser dans ma tête car l’idée d’une échéance de départ se trouvera réanimée à chaque démarche. Cela sous entend une sortie de bulle progressive (ce qui est peut être pas un mal) et à la fois un effritement de mon zèle. Je précise qu’à cet instant il n’y a aucun effritement. Ma seule vraie inquiétude est de ne pas blesser mon esprit.

GARDE LE ZEAL (zèle en anglais).

TRAVAILLE, MAIS AVEC PRÉCAUTION.

16h15

A la fin d’une méditation, j’ai ressenti des « étrangetés dans le ciboulot », un certain malaise étonnant pour une méditation très intéressante. Cette sensation d’esprit mal à l’aise a généré une vraie angoisse rampante et dévorante. Je voyais déjà la rupture possible de l’esprit et l’irrécupérable blessure à venir qui me laisserait « collé au plafond » pour le reste de ma vie. L’équanimité me rappelait pourtant qu’il ne s’agissait ici que d’une vue de l’esprit (une simple expérience). Mais l’angoisse est pourtant devenue de plus en plus forte et il me fallait penser avec raison à m’arrêter définitivement.

C’était sans compter sur l’heure suivante !

Je me suis rappelé que je pouvais goûter aux fruits de mes efforts. Car à force de trop m’investir dans l’observation des détails, j’ai oublié la vision d’ensemble. Je suis devenu un horloger, auscultant très méticuleusement tous les rouages, analysant sans cesse la mécanique de leur fonctionnement mais qui oublierait la beauté de la montre observée. A force d’observer la mécanique de l’esprit, j’en ai presque oublié (ces derniers jours) de gouter aux fruits de la libération que la connaissance et la méditation procurent.

Donc, la fin de mon séjour approche, mais le glas méditatif n’a pas sonné.

PROFITE DE CETTE LIBERTÉ.

19H15 Tout a changé ! … Non, ce n’est pas vrai ! J

Mon esprit est toujours fatigué, il recouvre le monde d’un voile faiblement opaque. J’ai prévu de faire ma première grasse matinée (jusqu’à 5h00). J’espère que ça aura un effet bénéfique, car de toute façon je compte bien prendre soin de mon esprit, de ses faiblesses et encore mieux de sa lumière.

PROFITE DE LA LUMIÈRE

L’esprit est vraiment fatigué, REPOS

 

44 jours

Cette matinée de repos m’a fait le plus grand bien. Après le petit déjeuner (6h00), j’ai suivi les moines au cours de leur tournée quotidienne d’aumône. La brume matinale s’estompe légèrement avec la douce montée du soleil. Une lumière rasante chasse progressivement le voile brumeux de l’humidité nocturne. Le village s’est éveillé depuis longtemps et chacun vaque à ses occupations : lessive, douche au seau en extérieur, enfants en tenue d’écoliers (chemise blanche, short ou jupe verte). Une agitation douce, une vie en commun dans une proximité bienveillante.

Pour en revenir à la tournée d’aumône, les donateurs prennent place sur le parcours invariable de cette procession. Chaque moine fait un arrêt et soulève le couvercle de son bol devant le donateur, qui aura pris soin d’enlever ses tongues et s’assurera de bien répartir ses dons entre tous les moines. Cette procession me fait penser à une longue chenille pourpre, avançant par ondulation, et dont le corps se détend, s’allonge puis se contracte entre les lieux d’offrandes.

Plus tard, j’ai vu aussi un enfant portant sur son dos un sac en toile et qui, armé d’un bâton, fouillait paisiblement une petite décharge. Inacceptable ! Je ne veux pas faire ici le procès de notre modernité, ni de nos modes de vies, il s’agit plutôt de voir avec conscience le sort des autres et de ne plus ériger des murs toujours plus hauts pour préserver nos égos. Laisser la misère s’inviter à nos tables, c’est porter en soi la conscience des autres, ce qui est une révolution pour nos mondes égoïstes…

19h45

Comme c’était prévu, j’ai réduit l’intensité de la pratique et les quelques heures de méditation de l’après midi ont été fructueuses car j’ai suivi sans trop de difficultés les fils menant aux richesses de l’instant présent : bonheur, calme et liberté.

Je constate qu’ici j’ai réalisé mon rêve, un rêve échafaudé avant de partir : celui de marcher comme un homme libre. Ce fut le cas au cours d’une méditation en marche : à chacun de mes pas mon esprit pouvait se porter au-delà des pensées, des sons, des états d’esprits et même au-delà de sa propre fatigue. Je ne sais pas si « se porter au-delà » décrit le mieux cette situation, je dirai plutôt que dans les silences entre les pensées, entre les mots, entre les bruits, je goûtais au souffle de la plénitude.

Je n’étais pas plongé dans je ne sais quel autre univers merveilleux, j’étais simplement là. C’était comme marcher entre les gouttes d’une pluie battante, comme lire entre les lignes. J’étais accompli, ni dans l’indifférence ni dans la distance, mais accompli au cœur des choses. Libéré de l’idée d’hier ou du devenir, libéré du « je veux », du « c’est moi »,  du « moi », libéré non parce qu’ils avaient disparu mais parce que je n’avais plus besoin de les tenir pour exister. Exister sans envie, exister sans envier.

C’est un sentiment incroyable d’être « délié » sans être indifférent, sans être insensible. C’est une nouvelle sensibilité qui apparait, elle peut s’étendre au delà de tous les objets, une nouvelle sensibilité qui n’a pas besoin de saisir pour exister. Je marche sans peur, sans angoisse. Je marche dans le monde et au travers du monde. J’imagine qu’à la relecture de ces lignes je ne vais plus rien comprendre, mais j’aurai au moins essayé ! Je marche comme un homme libre et je ne connais rien de plus accompli que ces pas.

Je suis content de vivre ces moments dans une très grande tranquillité et non comme un halluciné qui aurait trop forcé sur la méditation, ivre d’avoir découvert un nouvel univers. La fatigue m’a obligé à une très grande modération des efforts et m’a ramené à des considérations plus simples. C’est à croire que cette faiblesse est devenue un atout. (Comme je ne cesse de le constater), il n’y a vraiment pas de différence (en terme de richesse) entre bonnes et mauvaises expériences !

Je voudrai terminer ces quelques lignes en rappelant à quel point je me sens bien, en paix, et quelle richesse de marcher comme un homme libre ! Ces quelques pas valent bien plus que tous les efforts concédés. Ce soir je n’ai pas d’attente, et je suis simplement un homme du monde. Et si j’apprends beaucoup ici, chaque pas me rend plus humble. Pas une humilité feinte pour mieux se cacher parmi les autres, mais une humilité qui s’impose d’elle-même comme le soleil s’impose à la nuit. (merci petit scarabée ! J )

Voir au-delà de soi, c’est voir pour la première fois.

TRUST THE WAY, NOT THE MIND

45 jours

6h45 Je suis heureux !

16h15 Je suis malheureux !… Non, ce n’est pas vrai, c’est une blagounette

Je veux me souvenir de ces derniers jours et de leur situation particulière. Il est certain que mon esprit est fatigué. Du coup je dispose d’une très faible marge de manœuvre ne me permettant plus des investigations poussées, ni des examens « kaléidoscopiques ». Je ressens en permanence cette usure, elle dépose sur mes perceptions un voile dont je saisis parfaitement la texture. Mais je suis plus inquiet de la santé de mon esprit que des effets de ce voile. Je finis ce parcours en ayant tout donné (ou sinon beaucoup) et je n’ai rien à regretter tant cette expérience est généreuse. Bien sur, à l’horizon pointe toujours l’envie de plus, mais il me faut apprendre à reconnaitre certaines limites (ce qui n’est pas mon fort).  L’idée du départ, l’anxiété face à cette fatigue, la frustration de ne pas pouvoir faire plus, génèrent une certaine agitation. Mes capacités d’observation et d’analyse sont déclinantes, par contre l’artisan des rêveries et le grossiste du MOI JE MOI ne sont pas du tout fatigués. Ainsi, je vis dans une certaine nébuleuse où jaillissent envies, doutes, inquiétudes, pensées, joies. Je sais … on dirait un esprit normal J !

J’écris tout cela pour me souvenir du contexte étrange, parfois difficile mais surtout pour me souvenir que, quels que soient les tableaux ternes défilant dans ma tête, jamais ils ne parviennent à envahir l’esprit. Jamais les connaissances acquises ici ne me quittent, je suis toujours connecté à cet espace de liberté dont j’ai parlé hier. Je ne pourrai pas dire que je vis des moments faciles et pourtant chaque instant porte en son cœur une libération.

Je crois avoir écrit :

Et au milieu de chaque instant, coule une rivière

Et c’est exactement ce qui se passe. Alors que je touche un bout (et non la fin) de cette aventure, j’apprends encore à chaque instant, et je laisse couler dans mes veines la rivière dont je parle. Je n’ai plus rien à faire, je n’ai plus besoin de savoir car tout est déjà là.

J’ai fini de danser avec les ombres, je marche en pleine lumière comme un homme libre.

J’ai trouvé en moi une porte ouverte au souffle de la liberté, une porte vers la libération.

 

La suite au prochain épisode …

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